En l’an 2000, le quartier du Polygone où s’étaient installées 170 familles tsiganes dans les années 1970 a été déclaré insalubre : la Ville de Strasbourg a opté pour un projet de construction de 150 pavillons qui a débuté en 2005. Les médiateurs sur place ont permis de conserver un emplacement pour la caravane, symbole de la prolongation de la vie du voyage. Revenir sur le terrain en 2017 avant la destruction complète du quartier, pour y retrouver à nouveau toutes ces familles manouches parmi les premières à avoir foulé le sol du Polygone, a permis à la photographe de partager avec eux des émotions intenses et de recueillir leurs réactions. Il lui a paru important d’exprimer leur sensation d’oppression qui accompagnait cette période pendant les six mois précédant la destruction de leur habitat. L’idée que les maisons construites de leurs mains puissent disparaître brusquement sous des coups de pelleteuse éveillait en eux des sentiments d’impuissance et d’immense tristesse, avec les sensations d’être surveillés et de ne pas avoir été écoutés par la ville de Strasbourg. Parmi eux, beaucoup auraient préféré à un plan de relogement, un assainissement du quartier avec la préservation d’un cadre de vie naturel. Tous ont gardé des souvenirs, certains ont recouvert leurs murs de graffitis chargés de revendications, d’autres ont choisi de brûler leurs lits ou leurs armoires, comme dans la plus pure tradition tsigane. La résistance de ne pas quitter les lieux et de tout détruire soi-même s’est fait sentir chez certains pendant un temps avéré. Les anciens Fatis et Waou étaient les plus réfractaires. Fatis Adam est père de 10 enfants, qui ont eux-mêmes fondé une famille ; la majorité d’entre eux ont construit leur maison autour de leur aïeul. Waou Kobi a eu six enfants qui, eux-aussi se sont regroupés, autour de lui. Pour le premier, vivre dans une caravane et voyager à travers la France restait le mode de vie idéal, pour le second, être relogé dans un lotissement était radicalement assimilé à un passage aux enfers. Si pour certains, une sédentarisation forcée va de pair avec la fin du voyage, chez d’autres familles et surtout parmi les plus jeunes, un sentiment entrait en dissonance avec tous les autres: avoir une maison le plus tôt possible pour avoir ses propres toilettes et disposer d’un meilleur confort ainsi que d’une meilleure éducation, alors que nombre de leurs aînés ne savent ni lire ni écrire. En les opposant aux images de la destruction, l’artiste a choisi de montrer dans son reportage-photo les fragments de vie de l’ancien monde où régnait « l’âme tsigane » afin qu’ils s’inscrivent dans la mémoire collective : la vie au grand air, les enfants joyeusement affairés sur le terrain vague, les anciens qui ont toujours leur place parmi leur lignée, une chapelle érigée dans un coin de nature… La destruction de leur habitat pourrait-elle faire plier leur volonté farouche d’affirmer leur différence et de reproduire le même mode de vie ? Pourquoi cette force d’âme insufflée par l’instinct du voyage disparaîtrait avec un nouveau mode d’habitation ? Si à ce jour, les Fils du Vent n’ont toujours pas adopté l’ensemble de nos valeurs c’est parce qu’ils ont jugé que certaines n’étaient pas aussi bénéfiques que nous le pensions. Chacun peut comprendre la difficulté que cette population éprouve à se sédentariser et veiller à ne pas porter atteinte aux valeurs immuables qui forgent l’identité tsigane : la simplicité, l’esprit de famille, un mode de vie soucieux de l’environnement, et peut-être même s’en inspirer.